La relation homme-femme – les interrogations nouvelles suscitées par la théorie du Genre - constitue une question anthropologique grave car elle concerne un des aspects fondamentaux de notre humanité composée et de femmes et d’hommes[1]. La différence homme-femme se décline en bien des situations comme époux-épouse, frère-sœur, père-mère (etc.) et ne concerne pas seulement l’individu mais touche l’ensemble des relations humaines et la vie en société.
Etymologiquement, « sexualité » vient du latin secare – couper – et évoque la notion de séparation, de différenciation, de différence… notion remise en cause par la « gender theory ». Il s’agit bien de réfléchir à partir du fait objectif d’êtres humains composés d’hommes et de femmes : qu’est-ce qui est en jeu pour le bonheur de l’être humain dans la différence sexuelle ? Quelle est la place du « masculin-féminin » dans nos relations humaines ? Quel sens donner à la sexualité et à la différence sexuelle ? Si sens, il y a… au nom de quoi ? Au nom de qui ?
Le titre de ce propos peut paraître quelque peu provocateur pour le croyant car Dieu n’est pas là pour penser à la place de l’homme, et Dieu ne vient pas résoudre les questions que l’homme se pose… ce serait instrumentaliser Dieu. De même pour l’incroyant, la formule peut déranger car Dieu serait donc indispensable pour comprendre et pour penser… on peut penser sans Dieu… Cependant, pour « bien » penser, rien n’est de trop !
Dans ce grand débat pour penser l’homme et la femme, tous sont conviés. Les religions, modestement mais sûrement, peuvent apporter leur part de sagesse, d’expérience, de réflexion mais aussi d’engagement pour une plus grande humanisation de nos existences. Dans le contexte français de laïcité, l’Eglise catholique propose sa contribution – au nom de sa foi et de son engagement dans la société – aux grands problèmes de notre temps[2]. La théologie peut prendre place – humblement mais sûrement – dans le service commun de l’homme et essayer de penser « avec Dieu ».
Dieu pour penser l’homme et la femme…
La relation homme-femme n’est pas étrangère à Dieu. « La théologie ose et peut apporter son concours. Certes son concours porte d’abord sur Dieu. Mais il porte aussi sur l’homme, dans la mesure où, pour une très grande part la théologie pense Dieu pour penser l’homme. Elle est une sorte d’anthropologie parce qu’elle pense l’homme à travers cette clé qu’elle appelle Dieu. Et ceci est tout particulièrement vrai en régime chrétien où, depuis l’Incarnation, il est devenu impossible à la foi de s’exprimer autrement qu’en voyant Dieu et l’homme comme intersignifiant.[3] »
Il est sans doute bon de penser l’homme – et la femme – à partir d’un autre lieu que lui-même. Ainsi la question de Dieu vient déplacer la question de l’homme. Et le théologien est amené à ne pas penser uniquement l’homme à partir de l’homme, même si c’est toujours un homme qui réfléchit avec d’autres ! Dans la recherche de repères et d’une quête de sens, mais aussi d’un regard critique, c’est ce qu’offre une réflexion théo-logique… C’est une manière pour l’Église d’être au service de tous, dans la grand débat sur le couple et la sexualité humaine.
Que nous dit la Parole de Dieu ? La rencontre de l’homme et de la femme comme chemin d’humanisation
La Parole de Dieu dans l’Écriture nous apporte un certain nombre d’éléments importants pour la réflexion anthropologique, c’est-à-dire pour mieux comprendre ce qu’est l’être humain. Notons d’abord que la Bible ne fournit ni une approche psychologique, ni philosophique de la sexualité mais propose plutôt une vue globale de la sexualité. L’approche biblique de la sexualité – comme en bien d’autres domaines – nécessite de prendre en compte le fait que les textes bibliques s’inscrivent dans des contextes socioculturels allant du peuple d’Israël jusqu’aux premières communautés chrétiennes.
Dans la révélation biblique, la sexualité est fondamentalement bonne. L’homme et la femme sont responsables de leur sexualité à travers les relations humaines, les relations conjugales et la fécondité. Plus fondamentalement, dans la rencontre de l’homme et de la femme – dans la différence homme-femme –, advient quelque chose d’essentiel qui définit notre humanité et, plus largement, qui conduit à une compréhension de ce qui est en jeu dans l’amour. Les premiers chapitres de la Genèse, qui ouvrent la Bible, cherchent, pour une part, à répondre à la question « Qu’est-ce que l’être humain ? » La relation homme-femme constitue un des éléments les plus importants de la réponse. Notons quelques éléments :
- La création, comme processus de différenciation avec, au terme, l’homme et la femme : Dans le premier récit de la création (Gn 1), l’acte créateur est présenté tout au long du récit comme un acte de séparation : on passe du tohu-bohu des origines à un monde organisé où peu à peu se différencient les différents éléments de la création. Dieu ordonne le monde par séparations successives. Cette différenciation se fait dans le temps, en plusieurs jours, chaque jour étant différent des autres jours. Le temps, comme processus de différenciation, rejoint un deuxième élément de différenciation, la sexualité qui, comme dirait X. Thévenot[4], constitue le deuxième « roc de la réalité ». Au terme de l’acte créateur de Dieu apparaît la création de l’homme et de la femme (Gn 1, 27), avec la différenciation sexuelle comme dernier terme de tout ce processus.
- La sexualité comme modèle d’une heureuse différence : La sexualité apparaît dans les récits de la création comme l’expérience heureuse de la différence, de l’altérité et de la complémentarité de l’homme et de la femme. Par l’expérience de la différence, la sexualité trouve sa signification et sa
capacité créatrice : « La sexualité doit être vécue par l’homme et la femme comme le sens même de toute différence, comme un appel à une relation respectueuse de l’autre et à la lutte contre le désordre et le chaos dont la confusion de sexes est la forme la plus insidieuse.[5] » C’est dans la reconnaissance de la différence que le couple humain est fécond, fécondité qui est présentée comme conséquence de la bénédiction de Dieu qui fait de la procréation un acte créateur. « La différence est donnée comme le possible d’une relation de personnes, à jamais irréductibles l’une à l’autre comme Dieu l’est pour nous... [6] »
- Au commencent est la rencontre : l’être humain est créé pour l’autre. La sexualité n’est pas d’abord une double réalité, celle de la sexualité de l’homme et de la sexualité de la femme, de deux individus qu’il nous faudrait mettre en rapport. La sexualité humaine se comprend sur le mode relationnel. "L’opposition du masculin et du féminin est la traduction, la manifestation dans une culture, d’une relation fondamentale. C’est la rencontre qui est première, c’est dans la rencontre et le face-à-face que l’homme et la femme découvrent à la fois leur être l’un pour l’autre et leur altérité, altérité qui se dévoile jusque dans les déterminations du corporel."[7] Dit autrement, il y a dans toute rencontre entre l’homme et la femme ce fait premier qui est « l’être pour l’autre ».
- La différence sexuelle, lieu d’apprentissage des limites et de la confrontation au réel : Si la sexualité est présentée comme quelque chose de bon, créée par Dieu, la Bible dénonce aussi les pratiques de la sexualité qui tendent vers l’idolâtrie (la construction imaginaire de l’autre). Si l’émerveillement d’Adam découvrant Eve marque le récit de la création, l’Ecriture ne cache pas que le rapport de l’homme et de la femme est souvent le lieu de la violence et du ressentiment, du tragique de l’existence humaine, d’un rapport maître-esclave (cf. Gn 3,16). La sexualité est expérience de la finitude humaine : expérience de l’altérité et de la nécessité d’une parole médiatrice qui donne sens aux désirs les plus intimes. Elle révèle la fragilité humaine face aux tentations de toute-puissance, tentations idolâtriques qui enferment l’homme sur lui-même. « Finalement, la sexualité nous fait éprouver jusque dans notre chair ce qui se passe quand nous refusons l’altérité d’autrui (signe de notre refus de l’altérité de Dieu)[8] ». La différence homme-femme constitue un domaine où le désir humain est appelé sans cesse à s’humaniser pour éviter le piège de la toute-puissance que suscite facilement la dimension sexuée de la personne.
La différence homme-femme comme lieu théologique
Même si elle fait l’objet de fortes remises en cause avec la théorie du Genre, la différence homme-femme exprime quelque chose d’essentiel de notre humanité. La réflexion théologique y décèle « l’indice d’une transcendance[9] » c’est-à-dire un des lieux où « l’homme passe l’homme », pour reprendre le mot de Pascal, un des lieux de vérité sur ce qu’est l’humain. La réflexion théologique se situe dans cette dernière perspective : la différence sexuelle touche profondément au mystère de l’Homme, c’est-à-dire exprime la richesse de l’humain que l’on ne peut totalement saisir.
La différence homme-femme comme « figure de révélation » de l’amour : dans toute la Bible, la figure du couple humain exprime profondément la dimension de l’amour, depuis la Genèse jusqu’au Cantique des Cantiques et à l’Apocalypse[10]. Du premier couple dans la Genèse aux noces de Cana jusqu’aux noces de l’Agneau, la figure nuptiale traverse l’Ecriture. La relation entre l’homme et la
femme constitue un « lieu de révélation » ; révélation pour l’humanité et révélation où Dieu se dit à travers l’amour conjugal. "La portée et le sens de la différence sexuelle doivent eux-mêmes être l’objet d’une révélation. Révélation au sens humain déjà, mais aussi au sens théologique, tant il est vrai que la Révélation chrétienne comme telle puisse apporter sur l’humain un éclairage décisif et que, en glosant à peine une formule d’Henri de Lubac, la révélation de Dieu est aussi révélation de l’homme... et de la femme.[11]"
L’image de Dieu en l’homme s’exprime par son désir de l’autre et son ouverture à autrui : "signe que l’homme ne peut s’accomplir dans son être que par la rencontre de l’Autre dans l’amour d’un autre particulier.[12]" La différence sexuelle est le paradigme le plus significatif de la relation à autrui… elle pointe vers l’expérience de l’altérité du Dieu-Autre. Ainsi dans l’histoire du Salut, la figure de la nuptialité - avec celle de l’Alliance qui la dépasse - demeure première pour exprimer la relation de Dieu avec son peuple.
La révélation de l’amour de Dieu à travers les figures de l’Alliance - et des Noces de l’Agneau - apporte ainsi un éclairage sur l’amour conjugal ; et l’expérience humaine de l’amour permet d’entrer dans une certaine compréhension de l’amour de Dieu. La différence homme-femme est : révélation au sens anthropologique dans la compréhension de notre humanité, révélation au sens théologique dans la recherche d’une meilleure perception de l’image et de la ressemblance dans lesquelles nous avons été créés.
Le corps révélateur de la personne humaine comme être de don
Brièvement, car aujourd’hui la réflexion du pape saint Jean-Paul II commence à être connue, nous pouvons rappeler la signification du corps humain[13]. Le corps apparaît comme le « témoin » de la création en tant que don fondamental, donc « en tant que témoin de l’Amour comme source dont est né le fait même de se donner ». Dans l’union conjugale, « l’homme et la femme, dans la « vérité » de leur masculinité et de leur féminité, deviennent un don réciproque. Toute vie dans le mariage est don : mais cela devient particulièrement évident lorsque les époux, s’offrant mutuellement dans l’amour, réalisent cette rencontre qui fait des deux ‘ une seule chair’ [14] ».
Le corps humain avec ses déterminismes sexuels possède dès l’origine la faculté d’exprimer l’amour, cet amour par lequel la personne humaine devient cet être de don, ce qui, comme le dit le Concile, oriente le sens de son existence vers le « don désintéressé de soi-même ». S’il fallait en quelques mots résumer notre réflexion : la sexualité nous est donnée par Dieu pour que nous devenions des êtres de don. La sexualité est pour l’être humain un des lieux clés d’apprentissage de cette dimension de donation et d’accueil de l’autre dans sa différence.
Conclusion
Si certains s’interrogent parfois sur ce que la théologie peut bien dire de la sexualité, notre brève réflexion tend à en montrer modestement la pertinence. Réduire la différence sexuelle à sa seule composante culturelle ne rend pas compte de la richesse et de la complexité que revêt la différence entre l’homme et la femme. La réflexion théologique donne à la différence sexuelle « un déploiement de sens, un prolongement de sens, qui rehausse la dignité et la valeur de l’être humain – corporel – en lui permettant d’être un lieu de réflexion métaphysique et mystique et un champ d’expérience religieuse.[15] ». La théologie inscrit la sexualité dans une certaine dimension de transcendance,
parfois oubliée, sans pour autant la sacraliser.
L’homme est image de Dieu - image du Dieu-Trinité - dans tout ce qui fait son être : la sexualité participe à cette image en exprimant la dimension relationnelle qui fait de tout être humain une personne, c’est-a-dire non pas seulement un individu mais un être pour autrui et par autrui, un être qui se construit dans et par ses relations aux autres. La foi chrétienne affirme que l’être humain est image et ressemblance d’un Dieu « qui vit en lui-même un mystère de communion personnelle d’amour[16] ». En créant l’être humain, homme et femme, Dieu inscrit dans l’humanité la vocation et donc la capacité et la responsabilité correspondantes : vocation à l’amour et à la communion.
Notes :
[1] Pape François, Laetitia Amorias § 56 : « Une chose est de comprendre la fragilité humaine ou la complexité de la vie, autre chose est d’accepter des idéologies qui prétendent diviser les deux aspects inséparables de la réalité.
[2] Cf. Les évêques de France, Proposer la foi dans la société actuelle, Paris, Cerf, 1994, p. 28.
[3] Adolphe Gesché, L’Homme, Paris, Cerf, 1993, p. 8.
[4] X. Thévenot évoque souvent comme critère d’ancrage dans le réel, le rapport au temps et à la sexualité. La différence et la différence masculin-féminin sont un des lieux de vérification de l’acceptation ou non de l’entrée dans le réel.
[5] E. Fuchs, Le désir et la tendresse, Genève, Labor et Fides, 1982, pp. 55-61.
[6] E. Fuchs, idem p.63.
[7] A. Jeannière, Anthropologie sexuelle, Aubier-Montaigne, 1969, p.143.
[8] E. Fuchs, idem, p. 73.
[9] X. Lacroix, La différence homme-femme et sa portée spirituelle, Documents Episcopat, Juillet-Août 1994, n° 12/13, p.7.
[10] Voir par exemple : P. Grelot, Le couple humain dans l’Ecriture, Paris, Cerf, 1969.
[11] X. Lacroix, idem, p. 3.
[12] E. Fuchs, Le désir et la tendresse, op. cit. p. 175.
[13] Au cours des catéchèses données entre 1979 et 1982. Voir, par exemple, Y. Semen, La sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Presses de la Renaissance, 2004.
[14] Jean-Paul II, Lettre aux familles, §12.
[15] Guy Durand, Sexualité et foi. Paris, Cerf, 1983, p.117.
[16] Jean-Paul II, Familiaris Consortio §12.
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